Entretiens

Jean-Marie Téno : « Celui qui finance dicte l’agenda »

Le réalisateur du documentaire «Le malentendu colonial» au programme de la semaine culturelle allemande The Burden of Memory revient sur la participation à cet événement et évoque la figure de Mongo Beti.

Comment avez-vous été cornaqué dans cet événement ?

J’étais à Yaoundé pendant que les curatrices étaient en train de préparer leur exposition The Burden of Memory. Et il y a eu un vrai problème : elles voulaient parler de la mémoire certes, mais dans une perspective seulement des arts plastiques. Elles voulaient caster des artistes qui avaient fait des créations dans les dix dernières années en lien avec la colonisation. Et je me suis demandé si elles avaient entendu véritablement parler de l’histoire coloniale. Il n’y avait aucun film de prévu jusqu’à ce que quelqu’un leur dise que j’avais fait un film sur la question en 2004. C’est ainsi que Le malentendu colonial a été sélectionné et que je me retrouve devant vous. D’une certaine façon je les ai poussées à ouvrir l’événement aux productions ne relevant par des arts plastiques.

La question décoloniale n’est pas un peu lassante aujourd’hui en Afrique ? Depuis Bandoeng et la fameuse conférence de 1955 jusqu’aux Ateliers de la pensée de Dakar ces dernières années en passant par les congrès des écrivains et intellectuels noirs de Paris (1956) et Rome (1959) ou encore les sessions des Festivals mondiaux des arts nègres de Dakar, Alger ou Lagos dans les sixties et seventies, on a comme l’impression qu’il y a une saturation.

Les gens ne se rendent pas compte malheureusement que le cinéma en Afrique dans sa forme et même dans son contenu a été décolonial à son origine. Le but du cinéma c’était alors de savoir de quel point de vue l’on se place pour présenter la vie en Afrique. Certains écrivains aussi étaient déjà dans cette perspective-là. Quelqu’un comme Mongo Beti était déjà dans la déconstruction d’un certain nombre de choses.

Echanges avec le public après la projection de son film à Sita Bella.

Mais ramener cette question à la une ainsi ne fait pas un peu désordre de votre point de vue ?

Non. C’est comme une sorte de roue que l’on fait tourner sans arrêt pour redire à nouveau les mêmes choses ou recycler ce qui a déjà été dit par le passé. .  

Est-ce que le temps n’est pas finalement venu de penser comme Soyinka qu’il s’agit d’attraper sa proie et la manger plutôt que de scander sa tigritude ?

Je suis d’accord avec cette posture en effet. Mais en même temps, c’est bien de redire les choses surtout pour les nouvelles générations. Mais au fond, qui tient l’agenda ? C’est cela la vraie question.

Oui ce sont des agendas exogènes. Nous peinons encore à avoir des agendas endogènes ! C’est consubstantiel à ce que nous sommes ou alors y a-t-il une autre raison selon vous ?

C’est celui qui finance qui dicte l’agenda. Et comme nos gouvernants n’ont aucun intérêt à ce que la culture se déploie, on est obligé de se rapprocher de ceux qui tentent de mettre en avant nos créations.

L’une des manières de manifestation de la mémoire ce sont les archives. Qu’est-ce qu’elles représentent pour vous ?

Bien avant la question de la restitution, j’utilisais déjà les archives dans mes films. Je les sollicitais et en faisais ce que je voulais ; je leur donnais un sens nouveau. Je pouvais les triturer, les ralentir, les accélérer. J’en transforme le sens pour leur en donner un nouveau ainsi qu’une nouvelle vie. C’est important pour moi de s’approprier ces images-là et de créer de nouveaux discours autour.

Parlant de discours, nous étions à la conférence du Pr Ambroise Kom sur Mongo Beti ce matin. Que représente une figure comme celle-là à vos yeux ?

Mongo Beti c’est à la fois mon enfance et la figure de l’absence. Il était tellement présent dans nos vies alors même qu’il n’était pas là du fait de la censure. Et pourtant, nous avons vécu bercés par ses romans, sa vie. Dans ses écrits, on retrouvait tout, des réponses à toutes les questions. Il écrivait tout ce que nous vivions de manière tellement belle. C’est à la conférence de ce matin que c’est devenu tellement évident. Quand j’ai entendu parler le Pr Kom, je me suis rendu compte que dans presque tous mes films il y a des références à Mongo Beti dont je n’étais pas moi-même conscient. Des références qui sont là et qui continuent de me nourrir. Je me dis d’ailleurs qu’il faut qu’à un moment il y ait vraiment un film sur l’esprit de Mongo Beti par rapport au contexte que nous vivons.

L’esthétique de la dissidence par exemple !

Absolument !

Maintenant que vous parlez ainsi, on comprend mieux pourquoi vos films ne passent jamais à la télévision nationale et que vous soyez comme banni dans votre pays.

Vous avez raison. Il y a un lien direct en effet. Mongo Beti m’aimait aussi beaucoup. Chaque fois que je venais à Yaoundé, sa librairie était l’un des lieux où je me rendais pour l’écouter et boire une bière avec lui.

C’est quoi votre prochain projet de film ?

Kl faut que j’arrive à trouver le moyen de lui rendre un hommage à ce Mongo Beti, de revisiter son esprit de manière à transmettre celui-ci aux jeunes. Les gens entendent parler de lui mais très peu le connaissent, l’ont lu et ne savent pas quelle est la profondeur de sa pensée. Dans les manifestations comme celles-ci, il y a une chose qui me gêne un peu : il y a de plus en plus de gens qui pensent que les artistes sont issus des générations spontanées ; mais en même temps, ils vont s’inspirer de grands philosophes et autres penseurs. Quand vous prenez par exemple Les Ateliers de la pensée de Dakar, les gens écrivent des choses tellement difficiles à digérer, se réfèrent à tout un tas de penseurs venant de partout en ignorant des gens comme Mongo Beti. Je me dis que si les gens l’avaient lu dans le contexte dans lequel il a vécu, à travers son expérience, ce pourrait être le début d’une réflexion, voire d’une philosophie. Comment définit-on d’ailleurs la philosophie en Afrique ? Quelqu’un comme lui qui a écrit tellement de livres de genres différents peut être à l’origine d’une pensée philosophique. J’ai peur que les gens qui en parlent ou qui écrivent pensent toujours à leur cursus universitaire et pas aux lecteurs de Mongo Beti que nous sommes. Pour rendre la philosophie accessible au plus grand nombre, il est peut-être temps de ramener et de revisiter ces gens en ressortant les événements qu’ils ont essayé de mettre en avant et en analysant à la fois leurs textes et le contexte africain.

Un mot sur votre projet « Patrimoine & Héritage » ?

Je réfléchis actuellement à la troisième édition et recherche de nouveaux partenaires. Elle aura lieu en 2020 et j’espère qu’elle sera plus large avec un deuxième réalisateur et une équipe un peu plus conséquente. Pour les 11 films déjà tournés, je suis en phase de postproduction et je recherche des créneaux pour leur diffusion. Déjà, le site internet est disponible. 

Recueilli par Parfait Tabapsi

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