Entretiens

Etienne Minoungou : Le théâtre c’est la transgression et le questionnement

Comédien célèbre, metteur en scène inspiré, il a fondé un festival d’envergure qui fête ses 10 ans en novembre prochain chez lui à Ouagadougou. Rencontré aux derniers Ateliers de la pensée en octobre 2017, nous avons entamé une conversation sur les Récréâtrales ainsi que son acte de comédien dans la société africaine actuelle. Ci-contre le fruit de cet échange très édifiant à plus d’un titre.

Vous êtes le promoteur du festival de théâtre, Les Récréâtrales, qui fête cette année sa 10è édition. Qu’est-ce qui vous a amené à prendre l’initiative de vous jeter dans la recherche et la promotion du théâtre par un festival ?

La question de la nécessité par exemple de créer un espace de recherche d’abord. Un métier ne peut s’approfondir s’il n’est pas connecté à des espaces de recherche et de formation. Je préfère l’espace de recherche parce qu’il prend en compte le temps ainsi que toute une série d’outils qu’il faut critiquer, questionner et pratiquer afin de pouvoir les aiguiser et les mettre au service de la créativité des artistes. En deuxième lieu, il s’agissait de considérer que dans la création théâtrale qui est collective par essence, cette recherche ne peut pas s’opérer de manière solitaire comme cela peut être le cas avec un poète ou un romancier. Donc l’acte théâtral étant collectif, l’acte de recherche dans le domaine du théâtre devait aussi l’être. Il fallait ainsi créer un espace collectif de partage d’expériences et d’aiguisement des outils de la création. Le troisième aspect était que l’acte théâtral est aussi connecté au regard, et donc au public qui est sa destination finale. Il fallait donc prendre en considération cet aspect-là. Voilà pourquoi les Récréâtrales, dès la première édition en 2002, se sont affichées comme un espace de recherche-formation, de création-production et de diffusion-promotion. Au fil des années, nous avons décomposé cet espace-là en plusieurs étapes. La première c’est la «quarantaine» qui met en résidence des auteurs, metteurs en scène, scénographes et comédiens pendant un mois. Il y a ensuite le mois de juin, que nous avons appelé «le côté cour», qui est consacré aux premières phases de répétition avec les textes des auteurs, et qui surtout concerne le travail des scénographes, ceux-là qui sculptent les espaces de rencontres et d’échanges ou de représentations. La 3è étape qui dure deux mois (septembre-octobre) est l’espace de création où les productions se finalisent à travers mises en scène, dramaturgies, jeu des acteurs, scénographies, etc. pour avoir des spectacles prêts à rencontrer le public dans la dernière étape qui est la plateforme festival. Il était pour nous question avec cette initiative de faire en sorte que les Africains disposent sur le continent d’un véritable espace professionnel de recherche, de création et de diffusion.

Ce projet a pris racine et corps dans un pays qui s’appelle le Burkina Faso et qui est reconnu comme l’un des terreaux de la révolution sur le continent. Quand vous imaginiez ce projet, étiez-vous aussi dans la perspective d’une sorte de révolution, d’un coup de pied dans la fourmilière du théâtre en Afrique?

Nous n’étions pas à cette perspective-là, mais plutôt à celle du théâtre qui est une perspective de transgression et de questionnement par définition. La révolution d’octobre est arrivée aussi parce que d’autres forces de création, de réflexion, de résistance et d’insoumission citoyennes étaient présentes et actives. La particularité de la Révolution burkinabè de 2014 de mon point de vue aura été l’alliance de ces différentes forces. De plus, une place importante a été accordée à la création artistique dans tous les domaines depuis l’appel de Sankara aux artistes et aux intellectuels : la littérature, la chanson, la musique, le théâtre, le cinéma, la danse, etc. Au sein de ces différentes disciplines-là, qui travaillaient pendant le long règne de Blaise Compaoré, la question centrale de la résistance à l’oppression, de l’élargissement des espaces de liberté étaient au cœur du travail des artistes et des mouvements citoyens. Comme vous le savez, toute révolution sociale et politique est toujours précédée par une insurrection poétique. Mais cette insurrection poétique se passe dans des espaces intimes, alternatifs, non visibles parce qu’elle joue sur les imaginaires, travaille les consciences, travaille aussi dans des espaces qui sont hors d’atteinte du politique presqu’en catimini. Quand la révolution sociale et politique survient, les chants, poèmes et autres slogans sont tirés du corpus de la créativité des artistes et poètes. Le théâtre qui se fait au Burkina puise pour beaucoup dans la vision de Thomas Sankara. Quand il arrive en 1984 et propose sa vision politique aux Burkinabés, il leur donne une chose qui pour moi relève du poétique. Il dit, je cite de mémoire, «libérez votre génie créateur ; c’est la seule manière de récupérer notre part d’indépendance, de liberté afin de construire le rêve que nous portons, qui est à nous et qui n’est pas imposé par quelqu’un d’autre». Je crois que cet appel poétique a été entendu, non seulement par le Burkinabé lambda, mais surtout a été bien reçu et intégré par la famille des créateurs.

Le théâtre c’est la transgression et le questionnement
Etienne Minoungou et son ami Achille Mbembe

De 2002 à 2018, qu’est-ce que vous pensez que les Récréâtrales ont donné à l’art et au théâtre burkinabé et africain ?

De manière pratique, la prétention de départ qui était de mettre à disposition un espace pour les professionnels a permis de voir émerger çà et là sur le continent des auteurs qui sont passés par les Récréâtrales. Je citerai par exemple Aristide Tarnagda, Hakim Bâ, Edouard Elvis Bvouma qui vient de recevoir le prix Rfi. Il y a également des metteurs en scène et des comédiens qui ont fait irruption de façon décisive sur la scène de la création Mais il y a aussi qu’une démarche longtemps assez absente dans les pratiques théâtrales en Afrique est apparu de manière importante: la scénographie. A tel point que l’on ne conçoit plus aujourd’hui un spectacle sans une réflexion approfondie non pas du décorateur simplement mais du scénographe, celui-là qui écrit dans l’espace, en complicité à la fois avec le metteur en scène, l’auteur et les comédiens. C’est donc dire qu’il y a eu à travers cette initiative l’émergence d’une population professionnelle de créateurs aux profils divers.

La deuxième chose que l’on peut constater également c’est que le centre de gravité du théâtre avant pour l’Afrique francophone était Limoges avec pour satellites nos divers événements sur le continent. Je pense que là où les Récréâtrales peuvent s’enorgueillir c’est d’être devenu le centre de gravité de la pratique théâtrale sur le continent, là où les professionnels du monde viennent voir les créations, là où les artistes désirent venir travailler ou résider, faisant de ce projet une sorte de Villa Médicis complètement labellisée. Les gens se disent de plus en plus : «Tiens, à Ouaga il y a du temps, des moyens (techniques, financiers, de pensée) pour avancer dans la recherche théâtrale». Ça c’est une belle fierté pour nous, que le centre de gravité du théâtre ait muté sur le continent grâce à cette initiative parmi tant d’autres.

Redevenir notre centre propre comme aurait dit le penseur camerounais Achille Mbembe !

Oui ! Mais avec notre rythme à nous, ajouterai-je. Je crois aussi que l’une des trouvailles des Récréâtrales c’est le théâtre dans les cours familiales. A L’univers des mots de Conakry, je vois qu’il y a des projets théâtraux qui y seront joués dans les cours familiales et les domiciles. Ça c’est Ouagadougou qui inspire. A Mantsina sur scène de Brazzaville, pareil ! C’est la résultante pour moi de ce que notre idée d’un théâtre qui s’ancre dans la communauté, qui lui est destinée, créant ainsi son propre espace de légitimation et de rencontre fertile, encourage d’autres espaces. C’est une bonne chose. Je vois aussi que le festival de Limoges a mis à l’honneur en 2015 les Récréâtrales ; ils nous ont demandé de venir, de prendre un morceau de la ville et d’y proposer notre démarche dans la rue. Cela veut dire qu’il y a une espèce de rééquilibrage aussi des rapports qui passent de l’injonction à la coopération où l’on se nourrit des expériences des uns et des autres. Cela fait du bien. L’espace artistique est celui-là où chacun, de façon humble mais sérieuse, peut féconder les imaginaires d’autres espaces non seulement sur le continent, mais partout ailleurs dans le monde.

Vous avez depuis le début expérimenté une nouvelle approche vers le public. Qu’est ce qui a justifié ladite démarche ? Pourquoi faites-vous le théâtre hors les murs ?

C’est ce que l’écrivain togolais Sami Tchak questionne avec pertinence: Comment élargir la surface de réception et de densité de nos créations ? Si cette surface de réception reste contingentée et limitée par les espaces classiques, on reste entre nous-mêmes ; on est alors dans l’entre soi sclérosant. La prétention du théâtre c’est quand même de changer le monde. Comment est-ce qu’on peut y arriver si on ne peut qu’impacter ce que le même Tchak appelle les minorités agissantes ? Ce concept de minorités agissantes pour moi est très séduisant mais il s’agit d’une majorité agissante et silencieuse qui doit être notre surface de réception, notre espace de densification parce que c’est là que nous ferons des propositions d’intelligibilité pour le plus grand nombre. Or dans nos pays, les politiques publiques par rapport à la mise à disposition des espaces de création et de diffusion ont disparu. Conséquence, il ne reste plus que les centres culturels étrangers et l’effort de privés qui se battent nuit et jour au prix de mille et une difficultés pour faire vivre de petits espaces. Mais quand on réfléchit bien, l’on peut se dire que n’importe quelle cour familiale dans sa géographie ou sa configuration sociale peut être investie par le théâtre et l’art en général. C’est le pari que nous avons pris et qui nous a demandé du temps, de l’imagination, de la logistique et nous a permis d’être connectés au tissu social pour inventer de nouvelles formes de relations permettant au geste de l’artiste de s’imbriquer dans la vie ordinaire. A Ouagadougou, une quinzaine de théâtres dans les cours familiales tout au long de cette rue 9.32 surgissent tous les deux ans. Un journaliste m’a posé un jour la question de savoir c’est quoi le théâtre ? Pour un créateur, c’est une question qui annonce que vous avez failli, dans la mesure où votre théâtre n’intéresse personne. En essayant de répondre à cette question et en cherchant ladite réponse dans ma langue, cela m’a amené à trouver tout d’un coup une définition du théâtre qui est celle de la discussion sociale. Si le théâtre est un espace de discussion sociale, son lieu légitime est donc un lieu partagé, familial. Comme chez moi le concept doit toujours être un outil opératoire, on a réfléchi pour habiter ce concept de théâtre comme espace de discussion sociale et on est rentré dans les cours familiales.

Au bout de 15 ans d’existence, quelles sont les perspectives de ce projet des Récréâtrales ? Quelles sont les prochaines citadelles que vous comptez prendre?

Il y a trois choses. Depuis au moins l’édition 2014, Aristide Tarnagda, auteur, comédien et metteur en scène de grand talent, s’est préparé à rêver la suite du projet. Je conçois que je l’ai fondé, avec les artistes et amis, nous avons fait un bout de chemin pour mettre les Récréâtrales là où elles sont aujourd’hui et il est maintenant important que ce rêve soit repris en charge par une génération nouvelle qui se pose de nouveaux types de questions et qui affronte de nouveaux enjeux afin de garder aux Récréâtrales cet espace d’imagination permanente. Dans un 2è temps, il s’agit de la structuration. Nous avons discuté avec l’Etat afin que 45 à 50% du budget des Récréâtrales proviennent des fonds publics comme une reconnaissance à ce que celles-ci sont devenues utilité publique, un service public. Nous y sommes parvenus heureusement, ce qui est une bonne nouvelle. La troisième chose c’est que comme la scénographie a pris une place importante dans notre démarche (technique, son, vidéo, costumes, décor, accessoires, etc.), nous sommes en train de mettre en place l’académie régionale des arts scénographiques ; un lieu de création permanente, de formation et de recherche qui va pouvoir construire un programme pédagogique d’enseignement et de recherche, et qui va concerner à la fois les professionnels et tous ceux-là qui veulent aller plus loin dans leur savoir-faire. Nous allons essayer d’en faire une haute école de la création scénographique au service des métiers de la scène mais aussi des grands événements. La dernière chose c’est un théâtre permanent dans la rue qui entre deux éditions peut créer et entretenir une saison. Toutes les créations vont pouvoir s’installer un mois ou deux et jouer continuellement dans une présence artistique de création en même temps que des résidences d’auteurs, etc.

Parallèlement, vous poursuivez une carrière de comédien et cela nous intéresse en tant qu’Africain de voir que vous menez de front toutes ces activités-là. S’il vous était donné de définir l’acte de comédien, que diriez-vous ?

J’aime beaucoup cette question. Je n’ai jamais dissocié la pensée, la réflexion sur la transformation de nos espaces de création et la pratique créatrice elle-même. J’ai toujours dit que je suis comédien, auteur et metteur en scène et le suis toujours resté. C’est d’ailleurs cette pratique-là qui me donne encore la possibilité d’imaginer les possibilités. Si on ne forge pas, on ne peut pas améliorer la forge ; on ne peut pas concevoir la forge du dehors. On y est et pendant que la forge rougeoie, on tape sur l’enclume le fer qu’on est en train de forger, et ce faisant on réfléchit sur la condition de la forge dans son ensemble. J’ai eu la chance de travailler ces quatre dernières années sur trois spectacles forts : M’appelle Mohamed Ali de Dieudonné Niangouna (plus de 300 spectacles déjà), Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (plus de 150 représentations) et la dernière création qui vient compléter le triptyque et qui a pour titre Si nous voulons vivre inspiré de Encre, sueur, salive et sang de Sony Labou Tansi (plus de 80 représentations). Je suis donc depuis quatre ans sur les scènes du monde en moyenne un jour sur trois. Cela me permet aussi de répondre aux attentes de bon nombre d’artistes africains. Généralement, la carrière d’un artiste africain c’est d’abord d’être comédien, de fonder une compagnie ensuite, puis de devenir metteur en scène, patron de troupe et auteur, enfin un producteur et un homme d’affaires. Je pense que ce plan de carrière-là ne m’a jamais intéressé.

Cela dit, revenons donc à l’acte de comédien !

Depuis que je travaille sur le projet Mohamed Ali, je me suis rendu compte que l’acteur est un surgissement d’un seul au milieu de ses semblables. Cela veut dire que je suis porte-parole des autres à savoir les auteurs qui ont une pensée, une réflexion et une histoire. Je porte leur parole que je partage avec le public. L’acte de comédien est également un acte d’accouchement du sacré, quelque chose qui ne vient pas de lui mais qui part de lui, qui sort de lui, le traverse pour atteindre un public. Donc ce rapport du sacré qu’incarne le comédien rend l’espace théâtral en un espace d’une force et d’une vitalité qui fait que s’il n’est pas plus que la parole d’un prêtre, d’un prédicateur, d’un vieillard, il est certainement au-dessus de la parole politique. Car il s’agit là d’une parole bienveillante, qui construit l’humain, une parole, comme dit Felwine Sarr, qui essaie de recréer un espace de relation où il y a un équilibre tant chacun de nous porte une vie. Et c’est en cela que le travail de l’acteur est particulièrement exigeant puisqu’il s’agit d’un travail de témoignage, et cela demande une vigilance à la fois intellectuelle et émotionnelle, de cœur et d’amour, pour pouvoir porter les témoignages de tous les silences autour de soi. L’auteur lui donne la parole, il la transforme pour la partager avec le public. C’est pourquoi je dis toujours aux comédiens : «vous faîtes un travail difficile, sérieux ; préparez-vous physiquement et mentalement ; nourrissez votre imaginaire ; observez le monde. Votre acte de jouer est un acte de témoignage du sacré de la vie ; vous ne devez pas plaisanter avec ça !» Pour moi, il n’y a pas d’amateur au théâtre. Faire du théâtre demande une initiation, une pleine conscience de ce qu’on fait pour que cela puisse être un acte de témoignage puissant sur la vie.

Vous étiez récemment invité aux 2è Ateliers de la pensée de Dakar. Que représente cette initiative à vos yeux et comment l’artiste et promoteur culturel que vous êtes peut le capitaliser ?

Je remercie les amis Felwine Sarr et Achille Mbembe de m’avoir invité. C’est un temps puissant! On sort d’ici avec beaucoup de force. Déjà à Ouagadougou en 2010, nous avions senti la nécessité de créer un espace de pensée et de travail entre artistes et intellectuels pour réfléchir sur nos devenirs respectifs mais aussi notre rôle et notre place dans l’avenir de nos sociétés en pleine mutation. Par la suite, et après des conférences publiques sur des thèmes variés, nous avons instauré, dans le cadre des Récréâtrales, les «Soirées partage». Ce sont des espaces d’échanges populaires avec des artistes créateurs et des intellectuels de haut vol. Nous avons invité Felwine Sarr en 2016. L’idée est qu’il faut remettre au cœur de la cité les foyers d’imaginations et de réflexions collectives sans exclusions. Le monde va vite et il faut que les questions et les enjeux contemporains ne restent pas seulement entre les experts et gens dits compétents. Il faut rouvrir des espaces collectifs et populaires sur toutes les interrogations urgentes de l’heure et inviter tout le monde parce que la seule vraie compétence est celle qui donne à vivre. Ici à Dakar, on y est de façon très ambitieuse et très interactive et surtout très intelligente. C’est salutaire.il reste à multiplier cela sur le continent.

Recueilli par Parfait Tabapsi à Dakar

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